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l'art par la musique



Atiq



Prix Goncourt 2008

Une femme veille son mari. Elle cale sa respiration sur celle de l'homme blessé. Ses lèvres tremblent. Elle prie, égrène son chapelet, scande quatre-vingt-dix-neuf fois l'un des noms de Dieu, « Al-Qahhâr, Al-Qahhâr, Al-Qahhâr », souffle, recommence. Elle se berce au son de sa propre litanie, veut croire, espérer. Elle craint ce corps inerte, lui murmure des choses insensées, jamais prononcées, fragments de tendresse, d'illusions enfuies. Jusqu'alors clandestine, une audace la tenaille. L'impatience monte en elle. Elle s'insurge et laisse des paroles âpres, folles, terrées depuis trop longtemps s'échapper de ses entrailles. Un flot – toute sa vie – franchit sa bouche soumise. Lui viennent alors des mots interdits, des mots rebelles. Elle apostrophe Dieu et son enfer, insulte les hommes et leurs guerres, maudit son époux, soldat d'Allah, héros vaincu par sa fierté de mâle, son obscurantisme religieux, sa haine de l'autre. Elle prie, elle crie. Elle était silence, abnégation. Elle ­devient femme.

Atiq Rahimi a mis toutes ses tripes de poète afghan dans ce quatrième livre, mais premier écrit en français. Peut-être lui fallait-il abandonner sa langue maternelle, le persan, s'approprier le français pour s'immiscer dans la peau de cette femme courage, se laisser couler dans ses souffrances, écrire pour elle la dignité en lui offrant des paroles de rage, crues, provocantes, chargées de désirs inassouvis – amour, sexe et plaisir proscrits.

Un jour, hors d'elle, comme pour se venger de cet époux tyrannique, elle provoquera des hommes en armes, se fera putain. Elle devient violence, se met en guerre contre l'hypocrisie, tient sa revanche : « Je vends ma chair, comme vous vendez votre sang. » Syngué sabour signifie en persan « pierre de patience ». Là-bas, on raconte que jadis existait une pierre magique à laquelle on peut se confier : « La pierre t'écoute, éponge tous tes mots, tes secrets, jusqu'à ce qu'un beau jour elle éclate. […] Et ce jour-là, tu es délivré de toutes tes souffrances, de toutes tes peines. »

Atiq Rahimi s'est fait pierre de patience, a recueilli et réinventé les douleurs et les espoirs des martyrs, toutes femmes de l'ombre, comme pour leur offrir une mémoire, que leurs luttes soient à jamais synonymes de vérité, de liberté. Cette femme, à qui il donne un rôle de tragédienne antique, devient symbole : « Cette voix qui émerge de ma gorge, c'est la voix enfouie depuis des milliers d'années. »

Dans une chambre, « quelque part en Afghanistan ou ailleurs », une femme veille son mari. Est-il mort ? en vie ? Dehors, des coups de feu, des pas précipités, des gémissements, puis à nouveau le silence. Dans une solitude de fin de monde, la femme se dévoile, se révèle à elle-même, prend conscience de son corps, égrène non plus le nom de Dieu mais ses souvenirs, ses rêves avortés, son mariage forcé, sa sœur vendue à un vieillard, l'honneur de la famille fondé sur l'intransigeance, l'arbitraire, et puis ces guerres fratricides qui n'en finissent jamais... Hymne à la liberté et à l'amour, Syngué sabour enfle comme un requiem, incantatoire, obsédant. Magique comme une pierre de patience.

Martine Laval, TELERAMA
Le 20 mars 2009 à 11h00